Fausses certitudes, apparences trompeuses
Fausses certitudes, apparences trompeusesLa question des faux-semblants travaille la société haïtienne, on le sait. Certains en sourient, et ils ont tort, car dissocier le réel de son apparence quand même l’indice d’un malaise, voire d’un trouble généralisé. On ne saurait vivre apaisé quand on survit sur le seuil des deux ordres. C’est bien ce que montre Emmelie Prophète dans son court roman, Le Désir est un visiteur silencieux. D’une écriture resserrée, ce qui en accentue le caractère dense et subtil, elle montre les ravages qu’entraîne cette posture. Le travail de l'écrivain commence là, quand il fait le choix de mettre en évidence l'imposture, qu'elle soit sociale, psychologique, économique, en se donnant des règles précises de construction du texte.
Tout commence par une adresse au lecteur : « Ce que vous avez vu, ce que vous êtes certain d’avoir vu, ce n’est qu’illusion ». Le voilà prévenu – c’est la première phrase du roman : il sait d’emblée que ce qu’il va lire ne correspond pas à ce qu’il croit pouvoir comprendre. Le roman met en scène la vie quotidienne dans une rue de Martissant, la rue Pinchot, du nom d’une famille qui, autrefois, possédait les terres de l’endroit. L’histoire est racontée essentiellement depuis le point de vue de Marissa, fille de Claudette Pierre, commerçante de vêtements et de sous-vêtements. Marissa termine des études de médecine, ce qui est le signe patent de la promotion sociale. Entre sa mère et elle se glisse l’affrontement entre tradition et modernité, entre croyance et raison. La mère ne cesse de lui répéter : « ce ne sont pas ces quelques jours passés à l’école, ma fille, qui vont te donner la compétence pour comprendre ce pays ». La phrase se voudrait conjuratoire, mais elle cherche à neutraliser tout l'effort de Marissa de sortir de ce monde. Sans doute, la véritable question qui travaille ce livre tient à ceci : que veut bien dire « comprendre » ?
Car il y a de quoi s’interroger, en effet. Plusieurs éléments viennent semer le trouble. Ce sont d’abord les occupants de la maison Pinchot, Sylvain, Marguerite sa femme et leurs quatre enfants. Marguerite a tout le portrait d’une ahurie. Sylvain, la soixantaine entamée, et qui a été longtemps professeur, promène son élégance et son comportement affable dans les maisons de la rue, rendant de longues visites à ses voisines, après avoir fait nettoyer, chaque matin, sa voiture ancienne, qui ne roule plus depuis des lustres, faute de pièces de rechange. Car le temps a passé. Trois enfants sont partis. Le benjamin est adonné aux drogues, et il est pris certains soirs de fureur. Marissa a toujours connu ce paysage social. S’y ajoutent la voisine de Claudette, Gladys, commerçante elle aussi, et ses enfants, Pierre et Christine. Gladys et Claudette n’ont pas de compagnons, et Marissa ne sait qui est son père, comme ses deux amis proches. Entre les maisons de ces voisines et amies se dresse celle d’Annette, une sorcière pour les uns, une femme âgée et folle pour Marissa.
Cela pourrait durer : les classes d’âge les plus jeunes remplacent celles qui disparaissent, par la force des choses. Monsieur Pinchot, toujours aimable, reconnaissable de loin à son allure, à sa démarche élégante, à son parfum, continuerait à rendre visite à ses voisines qui sortent pour l’occasion leur service à café pour les rencontres d'exception, et la nuit, Annette éructerait des insultes dont les sous-entendus demeureraient incompréhensibles. Sauf que ce paysage peu à peu se décroche de la réalité. Claudette sent que quelque chose ne va pas : alors que Marissa rentre de Hinche où elle effectue son stage, elle lui fait part de ses inquiétudes. La nuit, le démon se tient à sa fenêtre. Des loups-garous fréquentent la rue dans la nuit. Une sorte de mécanique se met en marche, dont personne ne semble comprendre le fonctionnement. Une sourde inquiétude travaille les êtres. Las ! Marissa est irritée de la répétition sans fin de ces superstitions. Sans doute survit-on dans l’aveuglement. Pourtant, les signes du désastre s’accumulent. Par petites touches successives, la narratrice avance les pions, braque la focale sur des postures surprenantes. Ainsi, Annette et Sylvain passent de longues heures à s’observer, à lire les pensées de l’autre, menant une lutte qui paraît sans objet.
Dans leurs regards se donnent à lire des désirs, et surtout une haine rancie par le temps. Si l’un vit dans l’apparence de l’aisance, quoique singulièrement décatie, Annette habite une sorte de théâtre d’une mémoire obscure, à la fois lointaine et irrémédiablement là : "Une maisonnette étrange qui rappelait celles que l’on voyait dans les campagnes lointaines, une habitation d’un autre âge". Elle-même semble biface : recueillie en elle, fragile, d’un côté, et de l’autre une présence hautaine et insistante, celle des « rejetés, des laissés-pour-compte", un peu dangereux, capable de mettre en pièces ceux qui s'en prennent à elle. Et son regard semble traverser les êtres, voir au-delà de leur présence. Annette porte le secret de la rue.
Il suffit d'un accident pour que la crise éclate, que les faux-semblants s'effondrent, comme un déguisement mal ajusté. L'effet est double : à la fois dévastateur mais aussi révélateur. C'est tout le bénéfice que l'on doit tirer de la crise. L'équilibre ancien bascule soudainement : ce qui était cloitré dans le silence pénètre dans le champ social, puisque chacun sait désormais de combien de mensonges était tissée l'existence du quartier. La crise libère celles et ceux qui n'avaient pas droit à la parole, ni à se recueillir. Les voici désormais enfin seuls et plus en mesure de se forger leur propre destin, sans en rendre compte à une autorité désormais dévalorisée, et surtout sans objet. Voici le cœur de ce qui était à comprendre, finalement.
Avec ce récit bref, Emmelie Prophète poursuit son questionnement de la société port-au-princienne, de cette ville qui s'étend indistinctement en absorbant les paysages, en digérant ses habitants. Elle met en lumière le registre de la continuation de certaines pratiques fort anciennes, et qui remontent aux temps honnis de la plantation, et dont certaines ont perduré. Dans un essai fort éclairant, Le Patriarche, le Marron et la Dossa, paru en 1988, Maximilien Laroche avait naguère étudié les soubassements dans l'imaginaire de cette situation qui veut que "la réalité d'Haïti ne correspond[e] pas à son image". Il est certain que la littérature qui a poussé avec bonheur sur les décombres du duvaliérisme dément cette affirmation. Les écrivains, en effet, ne s'en laissent plus compter, et ils l'affirment. Le roman d'Emmelie Prophète rappelle combien le désir est supérieur à l'ordre du moralisme courant, mais aussi combien la société peut s'avérer cruelle, combien la désaffiliation peut devenir la source de toutes les souffrances, et que la première d'entre elles est bien l'incompréhension.
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